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Samedi 16 octobre
France, la peur au centre
VILIAME SATALA et Waisake
Sotutu ne sont pas très connus en
France, pour le moment du moins.
Ce sont pourtant des hommes re-
marquables, particulièrement
quand ils jouent au rugby. Ils y
jouent de façon facétieuse, avec
une prédilection pour l’imprévisible
et l’irréalisable. Par exemple, ils
prennent le ballon d’une main – ils
ont les mains qu’il faut pour cela –
et traversent les lignes adverses,
passant entre des défenseurs frap-
pés de stupeur. Après les Nami-
biens, les Canadiens ont connu
cette situation : changés en pieux,
ils ont vu Satala et Sotutu faire en
s’étirant, virevoltant et souriant, du
slalom entre eux.
Satala et Sotutu sont fidjiens de
naissance et centres de vocation.
Satala est le plus grand (1,90 m) et
le plus lourd (90 kilos). Sotutu est
plus petit (1,82 m) et pèse 87 kilos.
Ils sont donc à peu près dans la
norme à la mode, légèrement en
dessous si on les compare aux
centres néo-zélandais, qui at-
teignent le quintal. Mais là n’est
pas l’essentiel. Si Satala et Sotutu
inquiètent leurs vis-à-vis, c’est
moins pour leurs anatomies d’ath-
lètes que pour leur goût de l’impro-
visation. L’un des frères Rauluni –
tous deux demis de mêlée, c’est fa-
cile – récupère prestement la balle
après une touche ou une mêlée. Il
la passe promptement à Nicky
Little, demi d’ouverture du genre
précis et flegmatique, qui la passe
aussitôt à Satala ou à Sotutu. A
partir de cet instant, tout peut arri-
ver, la percée, le crochet extérieur
ou intérieur, la passe croisée, la vol-
leyée, la sautée, la double sautée
avec récupération en l’air d’une
main. Ils feraient un saut périlleux
en même temps, on n’en serait pas
surpris outre mesure.
GÉNÉROSITÉ ET ÉGOÏSME
Rien de tout cela ne serait trop
grave si Satala et Sotutu ne
jouaient contre les Français, samedi
16 octobre à Toulouse, et si les mat-
ches, de plus en plus, ne se ga-
gnaient au centre, comme les élec-
tions. Une ligne d’avants solides,
organisés, bons plaqueurs, ça se
trouve un peu partout, d’Argentine
en Irlande, des Samoa au Canada
et jusqu’en France. Il y en a de plus
cohérentes que d’autres, de plus
vives, de plus puissantes, mais en-
fin elles tiennent à peu près toutes
le choc. Un arrière rassurant, œil
d’arpenteur, jambes d’étalon,
doigts de couturière, il en existe
quelques-uns, le Sud-Africain
Montgomery, l’Ecossais (d’adop-
tion) Metcalfe, le Néo-Zélandais
Wilson, le Gallois (d’adoption en-
core) Howarth, et tous se sou-
viennent des très grands et de
Blanco. Mais une vraiment bonne
paire de centres, c’est aussi rare,
aussi précieux qu’une bonne paire
de demis, comme en forment
Armstrong et Townsend en Ecosse,
Howley et Jenkins au pays de
Galles, Gregan et Larkham en Aus-
tralie.
Il faut, pour l’obtenir, deux très
bons joueurs, évidemment. Mais il
faut encore qu’ils sachent et aiment
jouer ensemble, avec alternance de
générosité et d’égoïsme, de super-
be et de dévouement. Avec des
combinaisons dont ils savent seuls
le tempo et la clé ; avec des inven-
tions de dernière seconde qui ne
déconcertent pas le partenaire, le-
quel a eu la même idée au même
instant ; avec des astuces dans le
placement et la course auxquelles
puissent participer les ailiers et l’ar-
rière – autre question de tempo.
Une telle harmonie s’obtient avec
peine. Leslie et Tait, les centres
écossais, y sont à peu près parve-
nus, tout comme Herbert et Horan,
les Australiens. Et donc, naturelle-
ment, Satala et Sotutu, les Fidjiens
qui filent entre les mailles. Dans ce
cas, l’efficacité est garantie. L’in-
verse n’est pas moins vrai, en
bonne logique.
GROSSE FRAYEUR
Et l’inverse, ce pourrait être la
France. La plus neutre des objecti-
vités contraint à observer qu’elle
n’a pas une vraie paire de centres ni
du reste une vraie paire de demis,
depuis que Carbonneau et Castai-
gnède sont blessés. Au centre,
contre le Canada et la Namibie, il y
avait Dourthe et Glas, ce dernier
peu convaincant. Cette fois, contre
Satala et Sotutu, il y aura Dourthe
et Ntamack. Dourthe plaque admi-
rablement bien. Il est du genre tei-
gneux. Ntamack peut gagner un
match sur un bond. Il est du genre
panthère. Mais sauront-ils jouer
ensemble, eux qui n’en n’ont pas
l’habitude ? Grosse frayeur.
La mésaventure des Gallois n’est
pas de nature à rassurer. Ils étaient
chez eux, à Cardiff, dans leur stade
tout nouveau, tout beau. Ils allaient
écraser les Samoans... Pas du tout.
Leurs centres ont lâché des ballons,
leurs demis risqué des passes ap-
proximatives. Les Samoans, qui
n’ont commis aucune de ces fautes,
les ont battus, bien battus, avec du
style et de l’acharnement. Le match
s’est gagné et perdu au centre.
Les Anglais devraient méditer là-
dessus. Eux aussi sont en manque
de centres. Phil de Glanville mal en
point, Guscott le remplace. Mais il
a trente-quatre ans et ses pla-
quages sont rarement décisifs.
C’est ennuyeux, parce que, vendre-
di, Guscott devra s’opposer aux ini-
tiatives de Taumalolo, Vunipola, Fi-
nau et compagnie, Tonguiens au
naturel ardent – des types dans le
genre de Satala et Sotutu. Aux uns
et aux autres, il faudra vaincre pour
ne pas disparaître et avoir le plaisir
de rencontrer ensuite le vaincu de
France-Fidji. Cette perspective
n’est rassurante pour personne –
surtout pas pour les Français. L’an-
goisse monte.
Philippe Dagen
DOUTE
Lors de leurs deux premiers
matches, contre le Canada
et la Namibie, les Tricolores
n’ont rassuré
ni leurs supporteurs
ni l’encadrement
du XV de France
(de gauche à droite) :
Jean-Claude Skrela,
Pierre Villepreux et Jo Maso.
LA CHRONIQUE
DE FRANCIS MARMANDE
Haka, kawa
et tawake
WAISALE SEREVI est le plus
inspiré des Fidjiens, qui pratiquent
tous un rugby inspiré. Brad John-
stone, ancien pilier de Nouvelle-
Zélande, les entraîne : un pilier,
pour leur apprendre la rigueur.
C’est vrai que la rigueur, les Fid-
jiens n’en débordent pas. Ils ont
tout le reste, plus des vertus dont
nul autre n’est pourvu, mais pas la
rigueur. La rigueur, tout le monde
en a. D’ailleurs, ça s’apprend.
Dans le monde du rugby, la plu-
part des êtres jouent au rugby ;
certains jouent à se faire peur ;
d’autres à se donner des pignes ;
les Fidjiens, eux, jouent à jouer
pour jouer. Ils sont acrobates, fu-
nambules, jongleurs, matéria-
listes, dialecteux, poètes théorico-
pratiques ; ils rient sans cesse ou
alors se recueillent, pratiquent la
méditation comme un Montois
coupe du saucisson, lévitent en
permanence sur une trinité très
sainte : exercice spirituel, mépris
de la propriété, talent prodigieux
pour l’allégresse. Plus le kawa.
Bref, on les aime de suite.
Quand ils jouent, ils swinguent,
se font des moqueries, gigotent les
bras comme des cerfs-volants, re-
muent des oreilles, cachent à vo-
lonté leur pif à la barbe de l’ad-
versaire, éclatent d’un grand rire
qui défait l’ennemi, se précipitent
dans l’axe pour, au dernier instant
– pfuit ! – disparaître ; se volati-
lisent et se rematérialisent sous les
poteaux, passent la ligne des 22 en
marchant sur les mains, avalent le
ballon et puis le restituent ; ne
songent qu’à courir et, quand ils
courent, ils songent ; aiment par-
dessus tout l’esquive dans le jeu,
et, sous le jeu, l’esprit. Ils changent
le moment historique en instant
éternel. Et, parmi eux, il y a Wai-
sale Serevi !
Waisale Serevi est un génie pur.
C’est le seul joueur de rugby qu’on
ait vu plaquer sans toucher un poil
de l’adversaire. Il n’a pas besoin de
toucher, l’action avorte d’elle-
même. Serevi fait ses tours de ma-
gie, pour des raisons qu’il serait
long d’expliquer, à Mont-de-Mar-
san. Son jeu exulte de douceur et
de joie. Quand il tape (toutes ses
balles passent entre les barres),
c’est comme sans frapper, et puis
il disparaît, ce qui est un art pré-
cieux dans le monde actuel.
Et le kawa ? Le kawa, les Fidjiens
le boivent après. C’est tout un
mystère, une racine broyée. On
n’a jamais goûté, mais ça fait en-
vie. Celui qui prépare la mixture
dans un bol en noix de coco, le
premier à en boire, n’est pas le
premier venu. Ils chantent. Tous
les Fidjiens jouent de la guitare. Ils
sont d’une civilisation extrême. Et
le tawake ? C’est leur rite guerrier,
sans vouloir tuer personne. C’est
un cri, un défi, une danse, qui se
donne juste avant le match.
Comme le haka. Le haka ? Le rite
d’avant-match des All Blacks.
Le brave et sévère Johnstone a
peur des artisteries de Serevi. Pour
le match de Toulouse, il ne l’a pas
sélectionné. C’est la dernière
chance de l’équipe de France. Qui
regrette de n’avoir pas son petit
rite salvateur : Villepreux verrait
bien ce qu’il appelle de la « grande
musique », genre Cinquième de
Beethoven... Ça devrait pouvoir
marcher.
GABRIEL BOUYS/AFP
LES TEMPS FORTS
b
1 FRANCE
Déjà dans le doute à la veille de
rencontrer les Fidji, samedi
16 octobre à Toulouse, dans un
match décisif pour l’accession
directe aux quarts de finale, les
Français comptent un blessé de
plus : le demi de mêlée Pierre
Mignoni, victime d’une
élongation. pages II et III
b
2 SAMOA
Les joueurs
polynésiens
emmenés par
Stephen Bachop
(photo) ont créé
la sensation de
ce premier tour
en dominant le pays de Galles
à Cardiff (38-31). page V
b
3 HISTORIQUE
Le 18 juin 1995, au Cap,
en demi-finales de la Coupe
du monde disputée en Afrique
du Sud, le géant néo-zélandais
Jonah Lomu renversait
à lui seul l’équipe d’Angleterre
et inventait ce jour-là le rugby
du XXI
e
siècle. page VII
b
4 BERNARD LUBAT
Batteur de Stan Getz, chanteur
aux Double-Six, pianiste,
accordéoniste, meneur de troupe,
poète, activiste... le créateur
du festival Uzeste musical
chante pour Le Monde la musique
qu’il préfère : le rugby. page VIII
FRANÇOIS GUILLOT/AFP
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